Je viens de taper le mot « développer » dans Google, et en cinquième position, le monstre chercheur me suggère « développer sa créativité ». En deuxième référencement sort un article du Journal du Net titrant que la créativité est à portée de tous. Qu’il faut juste s’entraîner parce qu’au fond, c’est une qualité très utile.
Je me rappelle cette conversation avec le chausseur Michel Perry – créateur de la marque éponyme dans les années 80 et actuel directeur artistique chez Weston – lors d’un voyage que nous faisions ensemble en Italie. Nous partions à l’époque deux fois par an afin de concevoir la collection. Bien sûr, je n’étais nullement à la naissance des dessins, mais je lui offrais cet œil extérieur avisé et neutre dont tous les artistes ont besoin. Un jour, tous les deux en voiture pour se rendre à l’usine, nous parlions de la difficulté d’évoluer dans des structures où les financiers sont tout puissants. Il me raconta alors une anecdote emblématique du rapport nébuleux qu’entretiennent les compteurs de chiffres avec leurs créatifs. Il fut convié un matin dans le bureau du nouveau directeur financier. Celui-ci l’accueillit à bras ouverts, désireux de tailler le bout de gras et d’en connaître un peu plus sur ce mystérieux challenger dont ses bons résultats dépendaient. J’imagine que la conversation a dû courir sur des sujets résumant l’actualité de la boîte, puis le directeur financier a finalement posé la question centrale de son entrevue avec Michel : « Alors, ce que j’aimerais bien que vous m’appreniez c’est votre processus de création. Vous pouvez m’expliquer comment vous procédez afin que je comprenne concrètement comment ça marche ? » Il y a deux catégories d’êtres humains je pense. Ceux qui attendront la réponse avec impatience et ceux qui seront sidérés de tout simplement entendre formuler une telle demande. Inutile de préciser que je fais partie de cette dernière.
D’où vient l’imagination ? Comment devient-on cet être mi-raillé, mi admiré qu’on nomme confusément le créatif ?
Vendredi dernier, j’étais chez ma grand-mère. C’est un rituel nouveau que j’ai d’aller la voir seule, sans enfants, sans compagnon, le dernier jour de la semaine, volant ce temps avec elle sur celui du travail. Je dois avouer avec peine que c’est un accident survenu il y a quelques mois qui m’a fait prendre conscience de sa fragilité et qu’il fallait en profiter. Je me sens de plus en plus proche d’elle. Son regard est perçant et même si elle ne fait pas partie d’une génération qui est allée chez le psy. Le cheminement de la vie a fait éclore en elle les merveilleux fruits de la clairvoyance. Elle est capable de dire et d’entendre des choses sans compromis. À 94 ans, elle fait preuve d’une curiosité et d’une ouverture d’esprit dont j’espère être, un jour, la digne héritière. J’y travaille. Nous venions de finir de déjeuner, laissant traîner les restes sur la table pour nous enfoncer avec langueur sur le canapé. Ma grand-mère m’ayant dit avec délice « Viens, on regarde un peu Facebook ». (oui oui)(elle est vraiment formidable). Après quelques photos de famille et commentaires sur les destinations de vacances ou les enfants des uns et des autres, elle me dit tout de go « j’ai eu une enfance très solitaire. Comme je t’ai déjà dit de nombreuses fois, mon père était très rigide, j’avais peur de lui et lorsqu’il me surprenait en bas de la maison discutant avec une copine (une copine, elle insiste) après l’école, il me disait « monte ! ». Je lui dis immédiatement que moi aussi, j’ai eu une enfance très solitaire. Elle acquiesce. Elle connaît le contexte : une sœur plus âgée, un domicile à des kilomètres de l’école, peu de visites à la maison. Puis, je lui dis, parce que j’y ai réfléchis depuis longtemps, que mon métier est d’être une créative. Et que cette ponte intensive qui est le sel de mes activités, je la dois à cette grande solitude de l’enfance. Qu’elle a développé mon imagination, a encouragé un besoin insatiable de raconter des histoires et d’inventer des mondes. Ma grand-mère relève la tête, pointe un doigt en l’air et dit avec vigueur « eh bien, tu vois. Je suis entièrement d’accord avec toi. Cette solitude, tu l’as transformée en force. »
Petite j’écrivais des romans. Sur trois pages, hein. J’aimais bien qu’ils racontent en détails la vie que je rêvais d’avoir. Je me souviens de l’un deux décrivant avec délectation et moult détails une maison présentant en lieu et place du salon une véritable jungle et une piscine secrète. Un jardin intérieur foisonnant, transposition inconsciente de mon état d’esprit. Plus tard, et même avant de fonder ce merveilleux cabinet des folies, je me suis toujours amusée à écrire des histoires avec celles que les autres avaient à m’offrir, même dans le silence, même lors de la rencontre furtive dans les transports en commun. Que racontent tes vêtements ? Que disent de toi tes chaussures ?
Tiphaine s’est prise au jeu de laisser flotter ses sensations sur cette paire de Sophia Webster. Des sandales qui ont une âme. Sur une aiguille d’argent tranchante roule une mer tempêtueuse à la Hokusai. Une mère providentielle faite de vagues de crème glacée sirupeuse aux colorants doux comme un chat teinté. Un je-ne-sais-quoi d’anglais, un poil d’excentricité, une palette à la queen Elisabeth.
Et vous, vous voyez quoi ?
(Les chaussures sont de Sophia Webster)